La goutte Benzema dans l’océan des relations entre football et médias

Autant le dire d’emblée, il n’est pas question de parler de l’affaire. Non pas parce qu’une instruction est en cours, ce qui n’a pas dérangé grand monde, mais parce que cela n’a pas tellement d’intérêt. En revanche, ce qui semble en avoir, c’est de se demander pourquoi Karim Benzema a « accordé » une interview exclusive au journal de 20h de TF1, chaine partenaire de l’équipe de France. Bien sûr, une affaire qui concerne deux joueurs de l’équipe nationale pourrait avoir des conséquences sportives et ces dernières doivent être envisagées. Bien sûr, Benzema et Valbuena sont deux personnages publics français et dont l’actualité intéresse les gens ; mais aussi parce qu’ils doivent, paraît-il, donner l’exemple aux jeunes générations. Cependant, il n’en sera pas question dans cet article. Au contraire, il s’agira d’essayer de prendre du recul sur la situation actuelle, de prendre le détour Benzema pour tenter de décrire la partition jouée par les grands médias dans les rouages du football. Car le traitement médiatique de cette affaire n’est qu’un élément, qu’une conséquence du rôle non pas grandissant, mais essentiel que jouent ces derniers. Une théorie du football sans traiter des médias n’a que peu de sens, c’est pourquoi il faut tenter de dresser une ébauche de leur rôle de manière globale. Si le modèle décrit dans cet article ne peut se comprendre que de manière abstraite, il n’en est pas moins subjectif. Et s’il permet de provoquer des réactions qui poussent à penser ce rôle des médias dans notre sport, son objectif premier sera rempli.

Que faisait Karim Benzema au 20h de TF1 ?

Moins d’un mois après que l’état d’urgence a été décrété puis prolongé, que la France a intensifié ses frappes aériennes sur Daesh, l’affaire Valbuena/Benzema reçoit les honneurs d’un des journaux télévisés les plus suivis. Sans rentrer dans le débat de la hiérarchisation des informations, il faut tout de même souligner que cela interpelle, mais passons. À dire vrai, la seule question importante est de savoir quel est le contexte dans lequel Benzema a « accordé » cette interview à TF1. Pour ce faire, il semble qu’il faille repartir de la base, ainsi remonter aux origines du développement du football professionnel. Si la question s’apparente de prime abord à celle de la poule et de l’œuf, il est néanmoins difficilement contestable que les médias aient largement contribué au développement originel du football. Car en définitive, la différence entre un match amateur et professionnel est que dans le second, les joueurs font leur métier. Mais pour qu’ils soient payés, encore faut-il qu’il y ait des gens intéressés par la rencontre et pour cela, il faut qu’ils soient au courant de sa tenue. Il paraît à ce titre logique d’attribuer une part importante de la venue de ce public aux entités qui gèrent la diffusion de l’information à la population : les médias. Ainsi y aurait-il dans cette vision une première phase du rôle de ces derniers dans le football, celle de la diffusion de l’information. Il est très vraisemblable, dans ce raisonnement parfaitement abstrait, que le football n’eut jamais été ce qu’il est aujourd’hui sans leur concours.

L'idéal de la convergence des intérêts du football et des médias

Après cette phase de diffusion et de pénétration du football professionnel dans la société via la diffusion de l’information, il faut nécessairement souligner le passage à une nouvelle étape. Puisque les renseignements sur les matchs et les comptes-rendus ne suffisent plus aux observateurs qui peuvent les obtenir aisément, l’activité principale du média n’est donc plus dans la diffusion, mais bien dans l’analyse de l’information. Cette dernière est ainsi agrémentée de description de la vie du groupe professionnel, d’interviews ou encore de rumeurs sur le marché des transferts. Il faut souligner à ce titre que le football et ses observateurs n’ont pu que profiter de cette nouvelle dimension offerte par les médias. D’un point de vue strictement théorique, c’est parce qu’on fait plus que simplement relayer les résultats des matchs que l’on commence à réfléchir. Ainsi, l’analyse du football par les observateurs est aujourd’hui plus largement répandue qu’il y a une trentaine d’années. Les domaines de recherche s’étendent, les médias ont fait appel à l’analyse statistique pour agrémenter leurs programmes, et bien que plus rares, les analyses économiques et juridiques commencent à être développées. On traite alors du football ce qui ne peut être que de bon augure. Dans ce cadre, on comprend aisément que l’interview de Benzema au 20h relève de cette dimension du rôle des médias, il s’agit de décrire ce qui s’y passe pour l’analyser. À quelques mois de l’Euro en France, il est évident que la chose n’est pas dénuée d’intérêt.

À partir du moment où les grands médias se trouvent dans cette phase d’analyse, on peut mettre en évidence une certaine convergence d’intérêts entre les leurs et ceux acteurs du football. En effet, le football profite de l’exposition médiatique grandissante permettant d’importantes retombées économiques. Corrélativement, les médias tirent parti de l’accroissement de l’intérêt des observateurs pour le sport, commercialisant ainsi davantage leurs analyses. On se place alors dans un cercle vertueux de développement. Cercle qui ne peut tenir que si les intérêts économiques des deux protagonistes du modèle sont uniquement convergents et non communs. Ainsi d’une part, les médias auraient intérêt à développer des analyses de qualité et objectives qui attiseraient plus encore l’intérêt de l’observateur ; d’autre part, le monde du football profiterait de cette exposition pour se développer, gagner en qualité, attirer plus de public, qui serait amené à suivre les analyses des médias. Ici encore, on voit poindre le débat entre la poule et l’oeuf à l’image de la première étape de la diffusion de l’information football. Lorsque les intérêts sont convergents, l’objectivité de l’analyse et sa qualité consisteraient finalement en un élément de développement du secteur dans sa globalité. À ce stade de l’analyse, on a uniquement raisonné en terme de développement économique. Il semble qu’il faille ajouter un élément certes abstrait et idéaliste, mais qui devrait avoir son importance. En effet, à l’occasion de son analyse, les médias doivent permettre de souligner les dysfonctionnements internes au monde du football par l’objectivité de leur propos. De plus, sachant que l’analyse du sport n’est enseignée nulle part ce qui se comprend, l’écrasante majorité des observateurs ne pensent le football qu’au travers du prisme des médias. Ainsi l’avancée du questionnement sur le sport est largement tributaire de la qualité du travail des journalistes. Une fois cette vision utopiste et abstraite des relations entre football et médias développée, revenons à Benzema. L’interview « accordée » par le joueur madrilène à TF1 peut-elle être analysée comme décrivant une relation de simple convergence d’intérêts entre la chaine et le joueur, permettant une analyse objective de l’information ?

La réalité de la communauté d’intérêts : la commercialisation par les médias du produit football

La réponse à cette dernière question est évidemment négative et la première question de Frédéric Callenge a Karim Benzema en donne une première indication : « pourquoi avoir décidé de parler ? ». Bien sûr, il ne faut pas céder à la naïveté et tout média aurait intérêt à diffuser en exclusivité cette interview. Mais que ce soit le joueur qui choisisse de parler, ajouté au fait que TF1 soit diffuseur et partenaire officiel de l’équipe de France doit interpeller. Selon les informations de L’Équipe.fr, TF1 a versé 140 millions d’euros pour diffuser les matchs de l’équipe de France sur la période 2014-2018. Dans ce contexte, il est difficilement imaginable que le journaliste de TF1 ait été en position d’apporter une quelconque contradiction à Karim Benzema, qui s’est donc servi comme tribune d’une chaine ayant des intérêts commerciaux communs avec ceux de la FFF. Il ne s’agit pas de crier au complot ni de généraliser le propos. Simplement, une interview où les stigmates du montage sont visibles par tous, dans laquelle les questions n’apportent pas une once de contradiction, cela s’appelle un communiqué de presse. On pourrait dire que la différence entre les deux n’est que de qualification, mais elle est plus profonde. Un observateur qui lit un tel communiqué ne tire pas les mêmes conclusions de ce qui est dit que lorsqu’il lit une interview. Et si certains pensent que cette remarque est naïve et que l’on sait bien que les interviews sont préparées, qu’il ne faut pas en tirer de conclusions négatives, ils devront expliquer quelle est alors l’essence du travail du journaliste. Dans le même sens, on a pu dire que cette interview n’était qu’une opération de communication classique. Dans ce cas, il faudrait savoir si Monsieur Callenge est employé par la FFF, TF1 ou Karim Benzema.

Dans notre contexte actuel, les intérêts économiques des médias et du football ne peuvent plus être analysés comme uniquement convergents, c’est ce que montre cette affaire Benzema et son interview au 20h. Entre un diffuseur d’une compétition et son organisateur, les intérêts sont communs. Ainsi, l’objectivité ne peut donc plus être un postulat résultant du passage de la diffusion de l’information à l’analyse de cette dernière et du professionnalisme des journalistes. Le média ne profite plus du développement du football au sein du cercle vertueux décrit plus haut, ses intérêts sont directement affectés par sa nature de diffuseur. Ainsi, l’étape de l’analyse développée perd son sens premier. Une preuve de cette réalité est bien connue de tous, c’est le phénomène plus ou moins récent de survente des affiches de L1 par les diffuseurs, alors même que les enjeux sportifs sont faibles ou que la qualité du match est médiocre. Comment faire passer l’objectivité de l’analyse et l’avancée de la pensée football avant ses intérêts économiques ? La réponse est évidente et un chef d’entreprise aurait tort de sacrifier ses intérêts économiques surtout dans la période actuelle, du moins dans une vision à court terme. Ainsi la réalité de cette communauté d’intérêts entre certains grands médias et le monde du football remet nécessairement en cause l’objectivité de l’analyse et donc sa qualité.

L'instrumentalisation consentie des médias par les acteurs du football : le rejet de modèle idéaliste

Mais un autre élément ne peut être ignoré, c’est que cette communauté d’intérêts conduit le monde du football à se servir des médias. Le marché des transferts est certainement l’exemple le plus parlant, les agents se servant littéralement des médias comme d’un levier dans les négociations. En définitive, si l’objectivité des analyses n’est plus garantie dès lors que l’on a une communauté d’intérêts, si l’on retient l’instrumentalisation par les acteurs du football, alors il ne reste plus rien du modèle idéal décrit. Faut-il en déduire que les médias sont défaillants dans leur rôle d’analyse du football ? Pas de manière absolue, les évènements du football sont analysés, parfois avec précision, souvent moins, mais ils le sont. Ce qui est certain, c’est que la fonction de remise en question des dysfonctionnements internes à notre football n’est pas remplie. Et si ce ne sont pas les journalistes qui connaissent bien souvent mieux le milieu que les simples observateurs que nous sommes qui le font, bien malin serait celui qui le pourrait. Dès lors, penser que lorsque les intérêts des deux milieux sont communs, les médias sont en situation de souligner ces dysfonctionnements relève de la naïveté.

En définitive, la leçon la plus intéressante que l’on peut tirer de cette interview est que le schéma idéaliste décrit plus haut n’est rien de plus qu’un vœu pieux. Il a au moins le mérite de pointer les manques engendrés par notre situation actuelle en comparaison avec ce qui serait un modèle profitable au football et à son analyse. Et puisque tous seront d’accord pour dire que les grands programmes médiatiques comportent une écrasante part d’analyse, on comprend le problème. À moins de considérer que l’analyse pourrait n’être que du divertissement. Là encore, les journalistes n’apprécieraient guère que leur travail soit résumé à cela. Finalement, ce sont les observateurs qui en pâtissent et sur le long terme le football n’est rien sans leur passion, faut-il le rappeler.

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